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Préface Alain Genestar / Polka Magazine 2011

"Sa Normandie ressemble trait pour trait,à la mienne"


 
Il y a des photos qui déclenchent de drôles d'effets.

Elles réveillent des souvenirs engloutis, ressuscitent des scènes d'enfant que l'on croyait disparues dans les tréfonds de la mémoire, ravivent des blessures ou réactivent des bonheurs. Même les odeurs reviennent parfois en regardant une photo de fleurs, comme celles du Jardin des plantes de Caen où je jouais, petit, avec mes soeurs et mon frère. Cette photo, justement, Christophe Daguet me l'a offerte avant même que je n'écrive cette préface, sans doute pour me remercier ... ou me rappeler ma promesse. Merci Christophe pour cette photo. Et aussi pour toutes les autres de ce livre magnifique. Il est pour moi un album de famille. Car tout y est. Tout est là. Ma vie, celle, essentielle, des premières années, des années tendres qui font de vous, plus tard, tant en bien qu'en mal, un homme. "Chaque photo a son histoire", dit le slogan inventé par ma fille, Adélie, pour définir "Polka". "Chaque photo du livre de Christophe est mon histoire."

Caen, ma ville, où mes parents ont vu la guerre débarquer avec son double arrivage de libération et de mort, est "montrée" dans deux ou trois images du livre, mais bien au-delà. Caen et le souvenir du D. Day ("D" pour "Délivrance et "Destruction") courent, tel un fantôme, dans toutes les pages, toutes les photos, dont la plus forte, la plus pure de lignes et de traits, celle de ce fragment de béton brut dit "caisson Mulberry" du port artificiel d'Arromanches.

Mon grand-père maternel est mort à Caen dans les bombardements de juillet, écrasé, sous les yeux de ma mère. Ma grand-mère paternelle et Espagnole, s'est éteinte, épuisée, dans les bras de mon père ,le jour même où la fête de la liberté enchantait la ville. Des amis, des proches de mes parents sont morts. Et, dans les années 50, quand j'allais à l'école Saint-Julien ou au petit lycée Malherbes, abrité dans les baraques suédoises devant la mairie qui étaient, pour moi, un grand réfectoire, chacun de mes copains avait ses morts. Mais aucune tristesse ne troublait nos rires d'enfants.
Après tout, ces morts, nous ne les connaissions pas. Et la belle ville reconstruite que Christophe a photographiée aujourd'hui, avec ses grues plantées en sentinelles le long du quai Vendoeuvre, était un terrain de jeux recouvert d'herbes vertes et folles, en rien "mauvaises" (pourquoi dit-on "mauvaises herbes" ?), qui cachaient les ruines noires, comme un immense Jardin des plantes où les plus belles fleurs étaient des pâquerettes, des coquelicots et, surtout, des pissenlits. Je pensais à ces pissenlits en regardant la photo des "champs de lin" de Luc-sur-Mer. Je pensais aux coquelicots de la rue aux Juifs qui décoraient les décombres. Je pensais au jardin de mes parents, Allée des Cèdres, qui entourait notre grande maison de famille où ils vivent toujours, fragiles et amoureux. Je pensais à nos promenades dans les "gentilles herbes" des dunes du Home Varaville, et à nos jeux sur la plage d'Hermanville où, dans ces années 50-60, de jeunes hommes, anglais et canadiens, qui à l'époque n'avaient rien de vétérans, venaient montrer à leur fiancée l'endroit où ils avaient débarqués. Hermanville s'appelait Sword Beach sur les cartes d'Etat-major des alliés. Les plages plus connues, Utah et Omaha, étaient plus loin, au pied de ces falaises où, chaque début septembre, nous allions pêcher des étrilles. Les étrilles d' "Easy Red"! ... la plage de Robert Capa.

Toutes les photos de Christophe Daguet produisent ce drôle d'effet que Marcel Proust, en vacances au Grand Hôtel de Cabourg, avait éprouvé en mangeant les madeleines de sa tante Léonie à Illiers-Combray. Ces dizaines de photos de Christophe sont, pour moi, une panière entière de madeleines. Elles ont le goût des tartes aux pommes et des Malabar ; l'odeur de carton de mon baraquement américain, de l'encre violette de la classe de 9e de Mme Tribouillard, du lichen recouvrant de gris argent les barrières en bois du Pays d'Auge, ou du soufre des hauts-fourneaux qui, chaque soir, dans ces années 60 sans chômeur, embrasait Mondeville. Ces photos ont aussi l'haleine douce des premiers baisers, et le parfum de la chevelure queue de cheval des jeunes filles bleu marine de l'Institution Saint-Pierre, dont l'une d'elles, Brigitte, la plus belle de toutes, devenue à 17 ans, à la rentrée 1968, étudiante à la fac de droit, dansera avec moi, en décembre, au son de l'orchestre de Claude Luther, un rock endiablé qui, plus de quarante ans après, dure encore...

Si, comme je le crois, l'une des qualités d'une photo de ville, de plage, de campagne, de paysage, d'atmosphère est d'éveiller ou de réveiller des émotions en déclenchant, en même temps, dans la tête, une petite musique agréable, chatouillante, alors, ce bel album est une symphonie. Celle de nos petits bonheurs.

Et si, comme je le crois encore, la magie de la photographie  est de puiser dans le passé, les références, intimes et culturelles, qui donnent tout son sens au présent, eh bien, cet album a peu à voir avec la nostalgie. Il est actuel.
Christophe a photographié sa Normandie d'aujourd'hui qui, trait pour trait, ressemble à la mienne.


 

 
A Magny-le-Freule, le 30 mai 2011
 
Alain Genestar
Directeur de Polka Magazine





C.print, 180 x 62 cm 1/7 - Based on Velvia ISO50

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